... Mais c’est quand même mieux avec !

Imaginez 100 milliards de neurones interconnectés qui déterminent notre mémoire, notre équilibre, notre conscience.

Le cerveau est une mécanique évolutive si complexe qu’on le connaît encore très mal. Même si l’on progresse chaque jour un peu plus...

 Plongée au cœur de la plus belle des machines : le cerveau

Créons une balance des mystères.
D’un côté, posons Mars, quatrième planète du système solaire ; de l’autre, le cerveau humain, organe plissé qui nous permet de jouer au Rubik’s Cube, de parler, d’aimer, de jongler avec des idées abstraites ou bien d’avoir conscience que nous avons l’air idiot avec un Rubik’s Cube dans les mains.

Mars ou le cerveau humain, lequel de ces deux univers énigmatiques pèse le plus lourd ?
Mars est aussi rouge que lointaine et pour l’heure presque intouchable.
Le cerveau est là, et cela fait deux mille ans qu’on le découpe en carpaccio pour le comprendre.

Un gros caillou, fût-il de la taille d’un astre, ne peut lutter face à l’organe le plus complexe que la nature ait jamais créé : un inextricable écheveau de cellules, 100 milliards de neurones interconnectés (jusqu’à 10 000 connexions pour chaque neurone) qui propagent partout sous le crâne des feux d’artifice électriques et chimiques d’où émergent conscience et intelligence.

Mais comment fonctionne cette machinerie ? Que sait-on d’elle ? La science est-elle en train de trépaner le mystère du cerveau ?

 Mouche bisexuelle et cortex gauche

Au fil du XXe siècle, les chercheurs ont cartographié les zones du cerveau en leur assignant des fonctions. Aux lobes frontaux, l’abstraction, aux lobes temporaux, le langage, aux lobes pariétaux, les sens...
Tout cela est schématique. Les recherches récentes tendent à prouver que le fonctionnement du cerveau est beaucoup plus complexe.

Ces dernières années, les découvertes se multiplient.
Deux exemples entre mille :

  • On vient d’apprendre qu’un insecte hétérosexuel (la mouche drosophile) peut devenir temporairement bisexuel si l’on modifie la concentration d’une substance cérébrale appelée glutamate, preuve, selon certains chercheurs, que l’on pourrait changer le comportement sexuel d’un être vivant en modifiant l’environnement de ses neurones.
  • D’autres biologistes pensent avoir déniché les bases physiologiques de la spécialisation de l’hémisphère gauche dans le langage. Ils ont montré que les cortex auditifs gauche et droit, qui traitent les informations auditives, présentent une différence dans leur activité électrique. Cette divergence permettrait au cortex gauche de distinguer les sons du langage, les phonèmes, alors que le cortex droit serait plus spécialisé dans la reconnaissance de la voix. La science avance !
Un trader décide de devenir menuisier ?
Les connexions liées à la manipulation des chiffres
seront peu à peu abandonnées, tandis que celles liées
à la précision manuelle s’enrichiront
de nouvelles connexions.

 La révolution permanente

Ramón y Cajal, père fondateur des neurosciences modernes, Prix Nobel en 1906, estimait que le cerveau adulte était un « organe immuable ». Une usine bien trop complexe pour souffrir le moindre changement.
Il faut dire que, pendant deux siècles, les chercheurs ont travaillé sur des cerveaux morts.

Dans les années 1980, grâce à l’utilisation révolutionnaire de l’IRM (imagerie à résonance magnétique), ils étudient enfin la cervelle vivante. Que voient-ils ? Le cerveau bouillonne tout entier. Exit le zonage multiséculaire : « Les zones sont valables pour les grandes fonctions primaires, explique Bernard Bioulac, neurobiologiste au CNRS, vision, langage, motricité, mais c’est plus complexe pour les fonctions cognitives. » A sa voir la mémoire, la pensée abstraite, la planification, toutes ces choses qui nous différencient du bigorneau (même doué). Pour ces activités, le cerveau agit comme un tout, et chaque individu possède son réseau.

Etes-vous vraiment heureux(se) ?
Rien qu’en lisant cette question votre cerveau s’enflamme, toutes zones confondues. Une IRM aurait permis de visualiser en temps réel sa réaction. On aurait vu une onde naître à l’arrière de votre crâne, filer vers la région frontale, puis repartir en arrière en s’amortissant. Un feu d’artifice qui aura embrasé votre cortex pendant des centaines de millisecondes et qui n’appartient qu’à vous.

Autre découverte fabuleuse : le cerveau est en perpétuelle réorganisation.
Les scientifiques l’appellent la « plasticité cérébrale ». Des synapses, ces « boutons » de connexion entre les neurones, se créent, d’autres disparaissent. En fonction des apprentissages et des interactions avec le monde environnant, des parties du réseau sont abandonnées au profit de nouvelles. Cette plasticité synaptique que l’on croyait réservée aux jeunes cerveaux opère dans le cerveau adulte jusqu’à la mort. On a donc en permanence la capacité de réorganiser son réseau pour tracer un chemin privilégié de circulation de l’information. Ça n’a l’air de rien. C’est énorme, notamment parce que cela invalide les thèses du déterminisme génétique, sexuel, cérébral (femme volubile, homme scientifique...).
Un trader décide de devenir menuisier ? Les connexions liées à la manipulation des chiffres seront peu à peu abandonnées, tandis que celles liées à la précision manuelle s’enrichiront de nouvelles connexions synaptiques. Rien n’est écrit !

« La plasticité, quoi de plus beau ? » s’enthousiasme Catherine Vidal, neurobiologiste à l’Institut Pasteur, épatée par la capacité du cerveau à déjouer les petits problèmes de la vie. Si l’un des deux hémisphères est lésé, l’autre peut en partie prendre le relais.
Et il y a plus impressionnant : « En 2007, raconte Catherine Vidal, un homme de 44 ans, père de deux enfants, menant une vie normale, est allé à l’hôpital pour une faiblesse à la jambe. A la place du cerveau, les médecins sont tombés sur une énorme bulle de liquide céphalo-rachidien, résultat d’un problème d’hydrocéphalie survenu à la naissance. Le cerveau s’était néanmoins développé en se collant tout autour des parois du crâne. » Vous avez dit plasticité ?

 Mue du canari et neurone migrateur

Le chant du canari change d’une année sur l’autre. Ce n’est pas une blague. Dans les années 1980, des chercheurs tentent de savoir pourquoi. Ils découvrent alors que les neurones qui contrôlent le chant chez le canari disparaissent à l’automne, tandis qu’une nouvelle génération de neurones apparaît au printemps suivant.
De nouveaux neurones !

Le dogme du neurone infichu de se reproduire s’effondre. En 1996, Elizabeth Gould et son équipe de Princeton découvrent que, chez les primates, des neurones sont créés dans le bulbe olfactif et dans l’hippocampe. Ces deux zones produisent aussi des neurones chez l’être humain. Dans certains cas, le cerveau est donc capable de se régénérer tout seul !

 Einstein et ses astrocytes

Une autre révolution a secoué le prunier neuronal ces dernières années : la découverte du rôle des cellules gliales.
Cinq à dix fois plus nombreuses que les neurones, ces cellules cérébrales ont longtemps été délaissées par la recherche. Elles n’émettent aucun signal électrique et semblaient n’être là que pour nourrir les neurones.

Des petites cellules de soutien ?
Idée aujourd’hui dépassée !
Parmi ces cellules gliales, les bien nommés astrocytes (en forme d’étoiles) sont connectés en réseau comme les neurones et semblent même synchroniser l’activité cérébrale. Nous aurions ainsi une sorte de « deuxième cerveau » en communication directe avec le cerveau neuronal.

Détail qui tue : si le cerveau d’Albert Einstein ne possédait pas plus de neurones que celui du pékin moyen, il était en revanche bourré à craquer d’astrocytes. De là à hurler dans un labo que les cellules gliales sont liées à l’intelligence, il y a un pas que des chercheurs (mais pas tous !) n’hésitent pas à franchir.

 Un bug dans le système

Et quand la machinerie dérape ?
Un choc, une protéine surnuméraire, une enzyme mal synthétisée, un vaisseau qui cède, et le cerveau pédale dans le guacamole : « Chercher les bases biologiques des maladies mentales, c’est peut-être le grand défi pour les chercheurs de ce siècle », répond Bernard Bioulac.

Pour réparer les cerveaux cassés, les chercheurs explorent toutes les pistes possibles : protéines réparatrices (traumatismes crâniens, maladie de Huntington, accidents vasculaires cérébraux), greffes de neurones, nouvelles molécules, électrostimulation (Parkinson, TOC, dépression). L’Institut du cerveau et de la moelle épinière (ICM), qui a ouvert ses portes à Paris en 2009, regroupe six cents chercheurs dévoués à ces causes.
Il y a du neurone sur la planche...

 La force de la pensée

Les handicapés moteurs pourraient aussi voir leur avenir s’éclairer grâce aux récentes évolutions de la bionique.
Aujourd’hui, en laboratoire, un être humain peut par la simple force de la pensée commander un bras électronique. Yoda n’a qu’à bien se tenir.

Grâce à un logiciel, OpenVibe, conçu à l’Inria (Institut national de recherche en informatique et automatique) de Rennes, on peut faire interagir l’ordinateur avec le cerveau. Quand une personne fait un mouvement précis ou pense à faire ce mouvement, le logiciel parvient à lire le schéma électrique singulier produit par les neurones et exécute l’ordre.

La conception d’une interface homme-machine mobilise du monde dans la communauté scientifique. Toyota travaille sur un fauteuil commandé par la pensée. Honda a créé Asimo, un humanoïde qui réagit à la pensée.

Pour l’heure rudimentaires, ces techniques pourraient évoluer dans les prochaines années et, bientôt, on pourra peut-être allumer la télé juste en pensant fort à Arthur. Le progrès...

 Et l’intelligence devint artificielle

Le cerveau prête aussi ses lobes aux fantasmes des mathématiciens qui essaient de le modéliser. Utopie ?
Plus vraiment.

Si la modélisation de l’encéphale dans son ensemble est un travail titanesque qui prendra des décennies, on peut déjà simuler le neurone. On le modélise mathématiquement en fonction des données expérimentales.
Et ensuite ?
Eh bien, on regarde si ça fonctionne et on essaie de passer à plusieurs neurones.

On peut même greffer des neurones artificiels sur le réseau cérébral d’une souris, mais il faut pour cela construire des électrodes nanométriques et c’est un tantinet compliqué. On peut encore simuler le cerveau sur une carte de circuits imprimés. Dans trois ou quatre ans, les circuits du projet européen Facets [1] espèrent créer un cortex artificiel équivalant à celui d’un chat.

Le programme international Blue Brain Project voudrait lui aussi simuler le fonctionnement du cortex grâce à l’un des puissants supercalculateurs d’IBM. Pour l’instant, ce monstre n’est capable de gérer qu’une unité de base du cortex, soit 10 000 neurones. Il faudrait une machine un million de fois plus puissante pour simuler un cerveau humain et peut-être créer la première conscience artificielle.

 Les cellules, noyaux de notre conscience ?

Et la conscience humaine ? Est-elle réductible à un enchevêtrement de cellules ?
Il y a plusieurs écoles.

Certains chercheurs, comme Catherine Vidal, pensent que la neurobiologie ne peut répondre à toutes les questions fondamentales et en appellent aux sciences humaines pour comprendre l’être humain dans sa globalité. « Il n’y a pas LA zone de la « conscience de soi » », dit la chercheuse, très remontée contre l’utilisation aux Etats-Unis de l’IRM dans le cadre judiciaire. En 1992, un homme a vu sa responsabilité atténuée dans le meurtre de son épouse. Un examen d’imagerie médicale avait mis en évidence des lésions de son lobe frontal. L’IRM est ainsi utilisée par des avocats pour plaider l’irresponsabilité. Certains espèrent même y avoir recours pour déterminer si une personne est susceptible de commettre un délit, de devenir pédophile, comme si le cerveau pilotait notre comportement à notre insu. « L’IRM est une photo instantanée du cerveau, lequel change à tout moment à cause de sa plasticité, explique Catherine Vidal. Il n’y a pas de cerveau typique de terroriste ou de violeur d’enfant, c’est une aberration. On ne peut pas prédire un comportement avec un simple cliché du cerveau. »

D’autres chercheurs, comme Bernard Bioulac, pensent que les cellules sont les noyaux de notre conscience, même s’il admet qu’il faudra du temps pour résoudre l’équation cérébrale : « La démarche des Anglo-Saxons vis-à-vis de l’IRM est naïve et grossière, mais elle me fait penser à la phrénologie de Franz Joseph Gall, cet Allemand qui a inventé la théorie des bosses en palpant le crâne des condamnés à mort. C’était naïf et romantique de croire qu’une bosse du crâne correspondait à un trait de caractère, mais cela intégrait déjà l’idée de localisation. » On en saura davantage dans des années, quand les outils auront progressé.

Mieux que sur la planète Mars, le plus grand voyage scientifique du XXIe siècle pourrait bien se jouer sous nos crânes.

P.-S.

  • D’après Nicolas Delesalle, Télérama n° 3153

Notes

[1] Le projet FACETS a été récemment accepté par l’Union Européenne dans le cadre du l’action Future and Emerging Technologies (FET) du programme IST (Vith Framework).
Ce Projet Intégré comprend 15 équipes européennes et une compagnie internationale (IBM). Il a comme objectif de développer des puces électroniques (VLSI) de grande échelle pouvant implémenter de façon analogique des règles de calcul neuronal tel que l’on peut les mesurer en biologie.
Ce projet est donc à l’interface de la Physique et de la Biologie mais fait aussi une large part aux neurosciences computationelles qui visent à comprendre, modéliser et simuler ces opérations neuronales à différents niveaux (modèles holistiques probabilistes, réseaux de neurones).
Dans ce projet, l’équipe DyVA va étudier en imagerie optique en temps réel la dynamique des interactions corticales qui sous-tend la perception du mouvement. Notre effort portera aussi sur la modélisation d’un petit réseau corticale (une colonne corticale) vue comme un élément inférentiel. Plusieurs offres d’emploi (Thèse et post-doctorat) seront bientôt publiées dans ce cadre. Le consortium est dirigé par le Pr. Karlheinz Meier du Kirchoff Institut für Physik, Heidelberg. Le budget total est de 10.5 M€.
Voir le site Fast Analog Computing with Emergent Transient States pour suivre le projet.
The FACETS demonstrator movie en anglais est disponible au format FLV en suivant ce lien.